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La judiciarisation de la question climatique ne devrait pas signifier actio popularis

Par une décision du 5 novembre 2020, la Cour européenne des droits européens (« CrEDH ») a jugé irrecevable la requête de M. Le Mailloux qui invoquait in abstracto des carences de l’Etat français dans la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 sans démontrer en outre en quoi il était personnellement affecté[1]. De manière générale, la Cour a toujours sagement rejeté l’actio popularis[2] et elle rappelle ici que « l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention. Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard »[3].

Ce rappel ne peut être que bienvenu dans le contexte actuel d’une judiciarisation de plus en plus systématique par des individus ou des organismes s’arrogeant souvent le droit de représenter la « société civile ». Cette judiciarisation est manifeste en matière climatique. La base de données du Sabin Center for Climate Change Law dénombre aujourd’hui 1 106 procès climatiques dans le monde[4] et cette tendance ne fait que s’accentuer. Comme le note justement le rapport établi par la mission de recherche « Droit et Justice » et le CNRS, judiciarisation et juridicisation vont de pair avec la mobilisation sans précédent du droit de l’environnement par des associations[5] liées ou non à des formations politiques.

Si le droit d’agir des associations a connu une extension considérable, l’actio popularis reste interdite en droit français

De longue date, le Conseil d’Etat refuse l’actio popularis qui impliquerait que chacun puisse revendiquer en justice des choix politiques ou idéologiques. Appliquée au domaine du climatique, cette jurisprudence l’a conduit à considérer que le droit à vivre dans un environnement sain issu de la Charte de l’environnement n’implique aucunement de reconnaître l’intérêt à agir de n’importe quelle personne pour attaquer en excès de pouvoir une décision administrative[6]. En 2015, à propos de la Convention d’Aarhus[7], le Conseil d’Etat a estimé que son article 9 n’a « en tout état de cause, ni pour objet, ni pour effet d’ouvrir à toute personne un droit au recours contre toute décision ayant une incidence sur l’environnement »[8].

Dans cette ligne jurisprudentielle, l’article L. 142-1 du code de l’environnement encadre les actions des associations de protection de l’environnement. Pour être recevable à agir devant le juge administratif l’association doit être agréée. La décision administrative attaquée doit avoir « un rapport direct avec son objet et ses activités statutaires » et par ailleurs l’association doit prouver que ladite décision produit « des effets dommageables pour l’environnement sur tout ou partie du territoire pour lequel elle [l’association] bénéficie d’un agrément ».

Devant le juge civil, l’article L. 142-2 du code de l’environnement permet quant à lui aux associations agréées de protection de l’environnent d’ « exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement (…) ainsi qu'aux textes pris pour leur application »[9]. La Cour de cassation vérifie à l’instar du Conseil d’Etat que l’action est en corrélation directe avec l’objet social de l’association[10]. Dans un arrêt de 2018, elle a estimé qu’une association de protection de l’environnement qui avait pour objet, au regard de ses statuts, la protection de l’environnement, n’était pas recevable à agir pour demander réparation des préjudices résultant de la diffusion d’informations environnementales fausses[11]. A l’occasion de la loi du 8 août 2016 sur la biodiversité[12], le législateur a créé une action spécifique de réparation du préjudice écologique[13] ouverte, moyennant une condition d’antériorité, aux « associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement »[14].

Enfin, l’action de groupe désormais ouverte en matière de l’environnement est limitée à certaines associations désignées par le législateur[15] qui sont recevables à agir devant les juges civil ou administratif pour demander non seulement la réparation des préjudicies personnels résultant de l’atteinte à l’environnement subis par un grand nombre des personnes, mais aussi la cessation du manquement.

Le droit de l’Union est infiniment plus strict et limite l’intérêt à agir à ceux qui sont concernés directement et individuellement par la décision qu’ils attaquent

Le droit de l’Union européenne est bien plus strict que le droit français. L’article 263 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne n’admet que les recours « contre les actes dont [la personne physique ou morale] est la destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d'exécution ».

Depuis l’arrêt Plaumann de 1963, la Cour de justice subordonne le droit à agir à la démonstration par le requérant qu’il était atteint par l’acte « en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait les individualise d’une manière analogue à celle du destinataire »[16]. La jurisprudence admet ainsi très rarement les recours des associations[17]. Logiquement, en 2019 dans l’affaire People Climate Case, le recours formé par onze familles, ainsi qu’une association de droit suédois contre la politique climatique de l’Union européenne jugée insuffisante par les requérantes, a été jugé irrecevable[18].

Les incertitudes de la jurisprudence sur l’intérêt à agir va conduire à la croissance exponentielle des procès climatiques

La loi sur le devoir de vigilance[19] permet à toute personne justifiant d’un intérêt à agir de saisir le juge compétent pour mettre en cause la responsabilité civile d’une société-mère ou donneuse d’ordre pour l’obliger à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations de vigilance aurait permis d’éviter. Les associations qui peuvent intenter une telle action n’ont pas besoin d’être agréées pour ce faire. Elles ne doivent pas même présenter, comme pour toutes les autres associations pouvant exercer l’action civile pour défendre les intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre, une condition d’antériorité. Habituellement une association doit avoir existé de trois à cinq ans avant la date des faits pour voir son action recevable, lorsqu’elle n’a pas subi directement le préjudice dont elle demande réparation. Dans la loi sur le devoir de vigilance, ce délai n’existe pas.

Comme le montrent le premières actions, la loi sur le devoir de vigilance devient le véhicule privilégié des associations pour porter la cause climatique sur le devant de la scène, via les actions intentées à l’encontre des Etats et maintenant également des sociétés assujetties à cette loi. Une victoire remportée dans un pays est revendiquée par tout le réseau des associations de défense de l’environnement existant dans le monde ; la plupart des associations françaises étant des « sections » ou des « antennes » de puissantes associations mondiales, comme Greenpeace, Oxfam et autres. C’est ainsi que l’arrêt Urgenda du 20 décembre 2019[20] par lequel la Cour suprême néerlandaise a confirmé l’injonction faite à l’Etat de réduire ses émissions de gaz à effet de serre et de renforcer les mesures destinées à atteindre ces objectifs est revendiqué comme un trophée des militants de l’environnement à travers le monde.

Il en est de même de l’arrêt du Conseil d’Etat du 19 novembre 2020 qui s’il ne conclut qu’à un supplément d’instruction sur l’atteinte des objectifs de réduction du CO2, a tout de même admis la recevabilité du recours de la Commune de Grande Synthe, en dépit de l’argument convaincant du ministère de la Transition écologique suivant lequel toutes les communes sont exposées au changement climatique[21]. Ce qui ouvre aux communes une sorte d’actio popularis pour contester des décisions de l’Etat dont les effets sont globaux et non spécifiques. Il s’agit d’un glissement inédit et hasardeux qui augure d’une multiplication des procès climatiques dans un contexte politique fortement connoté.

En France, le premier « procès climatique » diligentée, non plus contre l’Etat, mais contre une entreprise privée se fonde sur la loi sur le devoir de vigilance qui est décidément un véritable levier pour des actions contentieuses[22]. D’autres actions se profilent à l’horizon. Notre Affaire à Tous a en effet interpellé en mars dernier 25 multinationales françaises, estimant insuffisante leur vigilance climatique du fait de l’absence de stratégie de diminution de leur impact climatique en lien avec l’objectif de l’Accord de Paris de contenir le réchauffement climatique à 1,5°C[23]. Avec à la clé, en cas de réponse jugée insatisfaisante, des actions en responsabilité civile.

Admettre une conception extensive de l’intérêt à agir et la possibilité de mettre en cause une entreprise pour des dommages globaux à l’environnement sans identifier la part prise par les activités contestées à ce type de dommages constituerait une grave entorse au droit de la responsabilité civile. Le juge n'est pas un politique. Son rôle est d'interpréter la loi (ou la Constitution) et de la faire respecter. A terme, c’est le concept même de responsabilité qui perdrait sa signification puisque l'Etat serait responsable de tout sans souvent la moindre preuve, les entreprises seraient responsables pour tous, et donc personne ne serait plus individuellement responsable. C’est tout l’enjeu d’une jurisprudence suffisamment exigeante sur l’intérêt à agir comme une limite salutaire à une actio popularis dont les dérives sont parfaitement imaginables.



[1] CrEDH, 5 novembre 2020, Renaud Le Mailloux c/ France, n° 18108/20.
[2] Voir notamment CrEDH, Segi et a. & Gestoras Pro Amnistia et a. c/ Les 15 Etats de l’Union européenne, 23 mai 2002, n° 6422/02, 9916/02, CrEDH, 29 juin 2010, Caron et a. c/ France, n° 48629/08.
[3] para 11.
[4] http://climatecasechart.com/.
[5] M. Torre-Schaub, « Les dynamiques du contentieux climatique. Usages et mobilisation du droit pour la cause climatique », décembre 2019, p. 38-41.
[6] CE, 3 août 2011, n° 330566, Association Vivre à Meudon et a..
[7] La convention d'Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, signée le 25 juin 1998.
[8] CE, 26 octobre 2015, n° 392550.
[9] Le deuxième alinéa de cet article indique que « Ce droit est également reconnu, sous les mêmes conditions, aux associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date des faits et qui se proposent, par leurs statuts, la sauvegarde de tout ou partie des intérêts visés à l’article L. 211-1, en ce qui concerne les faits constituant une infraction aux dispositions relatives à l’eau, ou des intérêts visés à l’article L. 511-1, en ce qui concerne les faits constituant une infraction aux dispositions relatives aux installations classées ».
[10] Voir notamment Cass., 2e civ., 27 mai 2004, n° 02-15.700 ; Cass, 3e civ., 26 septembre 2007, n° 04-20.636.
[11] Cass., 3e civ., 24 mai 2018, n° 17-18866.
[12] Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
[13] Article 1246 du code civil : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique
est tenue de le réparer ».
[14] Article 1248 du code civil.
[15] Selon l’article L. 142-3-1-IV du code de l’environnement, il s’agit de « 1° les associations, agréées dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat, dont l'objet statutaire comporte la défense des victimes de dommages corporels ou la défense des intérêts économiques de leurs membres ; 2° Les associations de protection de l'environnement agréées en application de l'article L. 141-1 ».
[16] CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann & Co. c/ Commission de la Communauté économique européenne, aff. 25-62.
[17] E. Trulhé et M. Hautereau-Boutonnet, Rapport, Le procès environnemental. Du procès sur l’environnement au procès pour l’environnement, mai 2019, p. 102.
[18] TUE, ord., 8 mai 2019, Armando Carvalho et autres c/ Parlement européen Conseil de l’Union européenne, aff. T-330/18.
[19] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
[20] Cour suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Etat des Pays-Bas c/ Stichting Urgenda, n° 19/00135.
[21] CE, 9 novembre 2020, n° 427301.
[22] V. Collen, Réchauffement climatique : Total assigné en justice par des collectivités locales, 28 janvier 2020, Le Monde.
[23] M. Dancer, 25 multinationales interpellées pour manque de « vigilance climatique », mars 2020, La Croix.