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Le devoir de vigilance, véhicule privilégié des procès climatiques

Le 21 septembre 2020, plusieurs associations ont mis en demeure le Groupe Casino de respecter ses obligations légales de vigilance au regard des risques liés à la déforestation en Amérique du Sud du fait de la présence du Groupe, notamment au Brésil.

Cette mise en demeure se fonde sur les conclusions du rapport de juin 2020 d’une association – l’Envol Vert[1] – selon lequel les fournisseurs du Groupe Casino se sont régulièrement fournis auprès de fermes ayant contribué à la déforestation et à l’accaparement de terres indigènes[2].

Il s’agit de la septième mise en demeure fondée sur la loi sur le devoir de vigilance[3]. D’autres action se profilent à l’horizon. Notre Affaire à Tous a en effet interpellé en mars dernier 25 multinationales françaises, estimant insuffisante leur vigilance climatique du fait de l’absence de stratégie de diminution de leur impact climatique en lien avec l’objectif de l’Accord de Paris de contenir le réchauffement climatique à 1,5°C[4]. 

Faute de gouvernance mondiale sur le climat, la loi sur le devoir de vigilance devient ainsi l’instrument privilégié des associations pour contraindre les entreprises à réorienter profondément et dès aujourd’hui leur modèle de production en ligne avec les objectifs posés par l’Accord de Paris. Le but est de se servir de la loi sur le devoir de vigilance pour opérer une transformation de la soft law en droit dur permettant d’engager en cas de défaillance la responsabilité civile des entreprises
[5]. En imputant certains dégâts environnementaux et préjudices aux droits humains au manque de vigilance des groupes français sur les activités ou comportements des entités de leurs chaînes d’approvisionnement, les associations peuvent remonter à la société mère ou donneuse d’ordres pour obtenir le maximum de dommages et intérêts et donner à leur action contentieuse le maximum de publicité. 


Comme le note justement le rapport établi en décembre 2019 par la mission de recherche « Droit et Justice » et le CNRS sous la direction de Madame Torre-Schaub
[6] : « Les litiges se saisissent de l’Accord de Paris – et notamment des objectifs de température qu’il institue comme limites d’un ‘échauffement anthropique dangereux’ (2°C et 1,5°C) – afin de (…) contraindre » les grandes entreprises polluantes « à verser des réparations ou de stopper des activités particulièrement polluantes »[7]. Elle permet également « de contourner la plupart des obstacles techniques et politiques qui tiennent à la dimension historique de la responsabilité juridique des entreprises pour le changement climatique »[8] et met en avant la fonction des actions climatiques en tant que nouvelle forme de militantisme : « Parmi les ‘armes’ de choix, le droit apparaît comme l’instrument privilégié de cet activisme sociétal, qui se traduit par un ‘activisme judiciaire’ devant le prétoire » ou « Le litige est compris comme un moyen d’action parmi d’autres (manifestations, lobbying, pétitions, litige …), que les membres d’un mouvement contestataire mobilisent et articulent de manière dynamique pour atteindre leurs objectifs »[9]


Cette judiciarisation croissante est un formidable levier de la lutte contre le changement climatique, et conçue comme telle par les ONG à l’origine de la loi française sur le devoir de vigilance. C’est aussi, compte tenu d’une rédaction défectueuse de la loi dont les concepts sont flous, une source d’une insécurité juridique majeure pour les entreprises. Ce, d’autant plus que la loi multiplie potentiellement à l’infini les cas de mise en jeu de la responsabilité des groupes à raison des dizaines de milliers d’entités que comportent habituellement leurs chaînes d’approvisionnement. Certes, dans sa décision de 2017 sur la loi sur le devoir de vigilance
[11], le Conseil constitutionnel a entendu strictement délimiter la nature de la responsabilité pour manquement au devoir de vigilance, en la ramenant dans le cadre du droit commun. Il a indiqué qu’il ne s’agit que la vigilance correspond à une obligation de moyen et non de résultat. Il a aussi subordonné la validation du régime de responsabilité instauré en soulignant qu’il ne saurait s’agir d’une responsabilité pour autrui, mais d’un régime de responsabilité personnelle dont la mise en jeu ne conduit pas à un renversement de la charge de la preuve. Pour autant, l’incertitude demeure sur les conditions dans lesquelles les juges accueilleront les recours des associations notamment lorsque les allégations de manque de vigilance seront invoquées pour l’indemnisation de dommages dans des pays lointains et peu développés. 


Nous ne pouvons que conseiller aux entreprises françaises astreintes au devoir de vigilance (à l’exclusion des groupes étrangers curieusement exonérés par le législateur français) de veiller scrupuleusement à deux obligations principales de vigilance : 

• d’une part, à la publication de leur plan de vigilance dans leur rapport de gestion, un plan qui doit être à la fois synthétique et complet et accessible à tous ; 


• d’autre part, au contrôle régulier de leurs fournisseurs et sous-traitants, n’hésitant pas à se passer de faire appel à ceux dont le comportement n’apparaît pas suffisamment responsable pour permettre à la société donneuse d’ordre d’être confiante. 

Les entreprises devraient également suivre avec la plus grande attention l’initiative de la Commission européenne en vue de l’adoption d’une législation sur un devoir de « diligence » apparemment directement inspirée par la loi française de 2017. 

Cette initiative de la Commission, largement avalisée par le Parlement européen, se réclame d’un rapport d’enquête « sur la diligence raisonnable sur les chaînes d’approvisionnement »
[12] commanditée à des organismes britanniques. La Commission semble conclure à la nécessité d’une législation – et non pas de simples lignes directrices – qui imposerait à toutes les entreprises (même les ETI et les PME) de contrôler au regard des standards sociaux, humains et environnementaux de l’Union leurs chaînes d’approvisionnement. Les grandes entreprises auraient des obligations supplémentaires pour accroître leur contribution au respect de l’Accord de Paris. D’après nos informations, la Commission envisagerait de laisser aux Etats membres le soin de définir les modalités de la mise en jeu de la responsabilité des entreprises pour manquement à la diligence. Ce n’est sans doute pas une bonne idée, car ce serait la porte ouverte à davantage d’incertitudes juridiques et d’inégalités sur le marché intérieur. Fort heureusement, le Parlement européen, dans sa récente legal brief de juin 2020, recommande l’extension du futur devoir de diligence à toutes les sociétés étrangères fournissant des biens et services sur le territoire de l’Union[13]. Encore faut-il voir dans quelles conditions, cette mesure d’équité pourra être imposée aux géants étrangers, notamment américains, chinois et indiens. 


Dans ce contexte, la dynamique des contentieux climatiques n’est pas près de ralentir. Au contraire, elle va s’accélérer. L’exemple des Etats-Unis où depuis une bonne dizaine d’année se multiplient les procès climatiques corroborent cette prévision. Jusqu’ici, les juridictions américaines ont opposé divers objections à ces contentieux privé parallèle au contentieux climatique diligenté contre les Etats (ex. non-justiciabilité de la question climatique, difficulté d’établir l’intérêt à agir des ONG et autres collectivités ou individus, absence de preuve du lien de causalité, difficile répartition de la part de responsabilité des émetteurs du gaz à effet de serre dont les dommages sont en réalité « globaux » etc.). Mais ces principes juridiques pourraient céder face à l’adhésion d’un nombre croissant de juges à la cause climatique enclins à regarder ces restrictions juridiques comme trop rigides. La base de données du Sabin Center for Climate Change Law dénombre aujourd’hui 1 106 procès climatiques dans le monde, dont 686 aux États-Unis
[14]


Il est plus que probable que la part des contentieux américains va rapidement diminuer sous l’effet de l’instauration d’un devoir de diligence européen conjugué à des exigences climatiques considérablement durcies avec le nouveau Green Deal de l’Union européenne.

Aussi nous ne pouvons que 
formuler deux recommandations aux entreprises dans la perspective où elles pourraient être confrontées à des contentieux climatiques

• songer à créer une structure de coordination avec un avocat conseil extérieur qui contribue à mettre en plan une véritable stratégie pour la transition écologique, qui est aussi une transition sociale et humaine ; 


• mettre en place des programmes de due diligence les plus sûrs, mais aussi économes que possibles pour ne pas se laisser noyer, en fixant des responsabilités partagées avec les organismes d’audit et autres qui procèdent à ces due diligence pour le compte des entreprises et sur l’expertise desquels s’en remettent les entreprises. 




[1] Créée en 2011, cette association a pour l’objet social de réussir l'enjeu planétaire de vivre de manière plus juste et durable, développer, appuyer et soutenir des projets environnementaux et sociaux en Amérique du Sud et Centrale visant à lutter contre la déforestation, la perte de la biodiversité, le changement climatique et ou offrent des bénéfices environnementaux, sociaux ou économiques aux populations locales. 

[2] Envol Vert, Groupe Casino éco responsable de la déforestation, juin 2020. 

[3] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. 

[4] Vigilance climatique : Notre Affaire à Tous interpelle 25 multinationales françaises suite à son rapport comparatif identifiant leurs nombreuses défaillances, mars 2020. 

[5] Lenoir, La loi sur le devoir de vigilance ou les incertitudes de la transformation du droit souple en règles impératives, La Semaine juridique – Entreprise et Affaires, n° 26, 25 juin 2020. 
[6] M. Torre-Schaub, « Les dynamiques du contentieux climatique. Usages et mobilisation du droit pour la cause climatique », décembre 2019. 

[7] Id., p. 31. 

[8] Id., p. 122. 

[9] Id., p. 11. 

[10] Id., p. 22. 

[11] Cons. Const., Décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 portant sur la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

[12] Commission européenne, Study on due diligence requirements through the supply chain, janvier 2020. 

[13] Parlement, Human rights due diligence legislation options for the EU, juin 2020, p. 14 : « It is recommended that the overarching HRDD legislation should cover all companies - either domiciled in an EU Member State or placing products or providing services in the internal market - regardless of their size and take a non-sector specific approach ». 

[14] http://climatecasechart.com/.