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Dans Le Monde du Droit : "Le secret défense et la sécurité nationale face au discovery"

Le Conseil constitutionnel réaffirme l’exigence constitutionnelle de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et du secret de la défense nationale qui en fait partie.

Par une décision du 8 avril 2022 [1] rendue à la suite de la transmission par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») [2], le Conseil constitutionnel refuse une fois de plus de limiter la portée du secret de la défense nationale. Dans cette décision, la haute juridiction constitutionnelle apprécie les dispositions contestées de l’article 706-102- 1 et suivants du code de procédure pénale permettant au procureur de la République, au cours d’une enquête, et au juge d'instruction, au stade de l'instruction, de recourir aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale pour procéder à la captation et à la mise au clair de données informatiques pour traquer la grande criminalité. Après avoir rappelé que cette technique était mise en œuvre sous l’autorité et le contrôle d’un magistrat, le Conseil constitutionnel valide la disposition. Il estime qu’elle procède de manière équilibrée à la conciliation entre la garantie des droits, dont les droits de la défense, découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

Cette décision s’inscrit dans la ligne d’une précédente décision du 10 novembre 2011 [3] qui avait souligné, à propos de la procédure de déclassification et de communication des informations classifiées, notamment à l’occasion de perquisitions, que « le secret de la défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, réaffirmés par la Charte de l'environnement, au nombre desquels figurent l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire ». La seule disposition incriminée dans la QPC que le Conseil constitutionnel juge contraire à la Constitution est celle qui prévoyait que la classification d'un lieu avait pour effet de soustraire l’ensemble de la zone géographique aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire, lesquels ne pouvaient s’exercer que sur autorisation administrative.

Les sanctions contre la Russie et les actions qui s’en suivront soulignent l’importance de ces décisions du Conseil constitutionnel alors que l’Europe doit impérativement renforcer ses moyens de défense.

La consécration par le juge constitutionnel du secret défense, comme partie intégrante de la défense des intérêts fondamentaux de la Nation prend un relief particulier dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions auxquelles celle-ci donne lieu de la part de l’Union européenne, à côté des Etats-Unis et de plusieurs autres pays du monde.

Cette guerre rappelle en effet aux Etats membres la nécessité d’assurer la sécurité de leurs citoyens et met en lumière s’il en était besoin l’utilité, non seulement de l’article 5 du traité de l’OTAN [4], mais aussi de la clause d’assistance mutuelle figurant à l’article 42§7 du traité sur l’Union européenne (« TUE »). Selon cette stipulation « au cas où un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». Ces moyens peuvent être de nature militaire, technologique, médicale, alimentaire etc. En effet, lors de la signature du traité de Lisbonne qui a introduit cette clause, la Finlande et la Suède ne projetaient pas de rejoindre l’OTAN. Les quatre Etats membres neutres, avec l’Autriche et l’Irlande, devaient être libres de déterminer les modalités de leur assistance. Il ne fait cependant pas de doute que cette assistance porterait surtout sur la livraison de matériels de défense et de sécurité.

Le renforcement des moyens de défense européens s’inscrit paradoxalement dans le contexte d’attaques dirigées contre des industries de la défense. Depuis quelques années, des ONG intentent des actions par exemple devant la Cour pénale internationale (« CPI ») ou le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, contre des Etats, dont la France, et leurs entreprises d’armement, pour complicité de crimes de guerre du fait d’exportation vers certains pays. Ainsi, en mai 2021, une ONG allemande, en saisissant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, a pris appui sur la loi sur le devoir de vigilance de 2017 [5] pour solliciter une série d’informations sur les entreprises publiques du secteur de la défense, y inclus sur les fournitures et exportations d’armes et le recours à des intermédiaires pour la production et le transfert des équipements [6]. En avril 2022, dix pays dont la France ont été mis en cause par un média d’investigation pour des contrats d’armement et de fourniture de pièces de rechange avec la Russie, dont l’exécution bien que légale avait cependant eu lieu après l’embargo européen de 2014 du fait de l’occupation de la Crimée par la Russie [7].

Les informations touchant à la sauvegarde de la défense et de la sécurité de la France seront mieux protégées face aux demandes de transmission de preuves dans le cadre de procédures étrangères.

Si l’on peut ainsi anticiper d’autres actions diligentées contre des entreprises du secteur de la défense, on peut aussi observer une plus grande vigilance du gouvernement français quant aux nécessités de protection des informations sensibles qui pourraient être demandées dans le cadre de ces procédures à titre de preuves des allégations des requérants. Cette prise de conscience transparaît en particulier dans deux textes règlementaires – le décret du 18 février 2022 [8] et l’arrêté du 7 mars 2022 [9] - pris en application de l’article 2 de la loi de 1968 modifiée en 1980 [10] dite « de blocage ». Cette loi est simplement une loi « Preuves » dont l’objectif est de canaliser, à travers l’entraide judiciaire internationale, la transmission de documents et d’information à l’étranger (par voie de transferts informatiques comme par témoignages) dans le cadre de procédures judiciaires (pénales ou civiles) ou administratives.

Le décret et l’arrêté instaurent un guichet unique au ministère de l’Economie et des Finances : le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (« SISSE »). Celui-ci, créé en 2016, avait déjà la possibilité d’être saisi par des entreprises confrontées à des demandes de transfert de preuves, notamment dans le cadre du discovery [11] ou du pre-trial discovery [12]. Le but de ces sociétés était de pouvoir mieux appréhender les documents ne pouvant être transmis à l’étranger dans la mesure où, au-delà des intérêts économiques de l’entreprise, pouvaient être en jeu les intérêts supérieurs de l’Etat. Toutefois, les avis du SISSE n’étaient pas officiels alors qu’ils le seront désormais. Par ailleurs, le système de guichet unique ne fait nullement obstacle, tout au contraire, à la coopération qui existe entre le SISSE et les autres ministères concernés, au premier chef les bureaux d’entraide judiciaire internationale du ministère de la Justice.

Le concept d’informations « sensibles souveraines » à protéger, dans le cadre de procédures judiciaires et administratives transfrontalières, traduit des préoccupations de sécurité nationale.

Pour les entreprises, notamment celles de secteurs sensibles comme la défense, l’avantage est aussi de pouvoir se référer à une méthodologie mise au point afin d’identifier les informations ne devant pas être communiqués à des autorités publiques ou parties privées étrangères car mettant en jeu la sécurité, la sûreté et les intérêts économiques essentiels de l’Etat. Cette méthodologie est proposée par un guide AFEP/MEDEF élaboré en concertation avec le SISSE et qui est accessible sur le site du ministère des Finances [13].

Le guide tend à sensibiliser les entreprises à leur devoir de protection des intérêts nationaux, en fixant des critères cumulatifs d’appréhension des informations à protéger sur la base d’une analyse de risques au cas par cas : la question est de savoir, d’abord, si l’entreprise concernée a un caractère stratégique et, ensuite, si la communication de l’information requise impacterait à long terme tant la société que les intérêts fondamentaux de la France. Les informations identifiées à travers ces critères sont dites « sensibles souveraines ». Cette catégorie de données est bien plus extensive que les informations « secret défense » ; ce dont témoigne la référence à deux textes : l’article R.151-3 du code monétaire et financier [14] renvoyant aux activités et technologies des secteurs de la défense, mais aussi de la sécurité, et l’article R1332-2 du code de la défense qui définit ce que l’on entend par « secteur d’activités d’importance vitale ».

Inutile d’insister sur l’à-propos de ce guide dans les circonstances actuelles qui, comme jamais depuis la dernière guerre mondiale, posent la question de la sécurité nationale et européenne.

Noëlle Lenoir, Associée gérante de Noëlle Lenoir Avocats 


[1] Décision n° 2022-987 QPC du 8 avril 2022, « M. Saïd Z ».

[2] Cour de cassation, chambre criminelle, arrêt n° 173 du 1er février 2022.

[3] Décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011, « Mme Ekaterina B., épouse D., et autres ».

[4] « Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord. Toute attaque armée de cette nature et toute mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la connaissance du Conseil de Sécurité. Ces mesures prendront fin quand le Conseil de Sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales. ».

[5] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

[6] European Center for Constitutional and Human Rights (“ECCHR”) et Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté, 18 mai 2021, Saisine du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies c/France : « France’s extraterritorial obligations under the International Covenant on Civil and Political Rights ».

[7] Voir notamment les articles parus dans la Tribune, 12 avril 2022, et Le Point du 30 avril 2022.

[8] Décret n° 2022-207 du 18 février 2022 relatif à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

[9] Arrêté du 7 mars 2022 relatif à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

[10] Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968, modifiée par la loi n°80-538 du 16 juillet 1980, relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

[11] La procédure avant tout américaine de discovery permet à une partie d’obtenir la communication de tout élément non privilégié qui est pertinent à la demande ou à la défense d'une partie et proportionnel aux besoins de l'affaire. Elle peut prendre plusieurs formes (deposition, interrogatory, request for admission, request for production of documents) ; le refus d’obtempérer d’une partie entraînant de lourdes conséquences sur l’issue du jugement.

[12] Le pre-trial discovery est une étape des actions civiles et de certaines actions pénales au cours de laquelle les parties échangent des informations sur les preuves qui seront présentées au tribunal. Cette procédure correspond toutes proportions gardées (car aux Etats-Unis, le conflit est déjà engagé) aux mesures in futurum de l'article 145 du Code de procédure civile.

[13] Guide à usage des entreprises d’identification des données sensibles visées à l’article 1er de la loi dite de blocage ou d’aiguillage : https://sisse.entreprises.gouv.fr/files_sisse/files/outils/guide/guide-identification-donnees-sensibles.pdf

[14] Les activités mentionnées au I de l'article L. 151-3 sont notamment celles de nature à porter atteinte aux intérêts de la défense nationale, participant à l'exercice de l'autorité publique ou de nature à porter atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique ; celles mentionnées à l'article L. 2332-1 du code de la défense, relatives aux armes, munitions, poudres et substances explosives destinées à des fins militaires ou aux matériels de guerre, celles relatives aux biens et technologies à double usage ; celles exercées par les entités dépositaires de secret de la défense nationales ; celles exercées dans le secteur de la sécurité des systèmes d'information ou par les entités ayant conclu un contrat, soit directement, soit par sous-traitance, au profit du ministère de la défense ; les activités relatives aux moyens et prestations de cryptologie ainsi qu’aux matériels ou dispositifs techniques de nature à permettre l'interception des correspondances ou conçus pour la détection à distance des conversations ou la captation de données informatiques, définis à l'article 226-3 du code pénal ainsi que activités relatives aux jeux d'argent, à l'exception des casinos, les activités relatives aux moyens destinés à faire face à l'utilisation illicite d'agents pathogènes ou toxiques ou à prévenir les conséquences sanitaires d'une telle utilisation et enfin les activités de traitement, de transmission ou de stockage de données dont la compromission ou la divulgation est de nature à porter atteinte à l'exercice des activités ci-dessus.