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Vigilance d’un côté du Rhin et Diligence raisonnable de l’autre côté

Qu’en est-il des différences entre la loi française du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance et le Projet de loi allemand adopté en Conseil des ministres le 3 mars 2021 ?

Ancrer la RSE dans la culture d’entreprise

Tandis que le Parlement européen discute d’une résolution d’initiative assortie d’une proposition d’une législation sur le « devoir de diligence »[1] inspirée de la loi française du 27 mars 2017[2], le Conseil des ministres allemand a adopté le 3 mars 2021, un projet de loi sur la diligence raisonnable des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement[3] (« Gesetz über die unternehmerischen Sorgfaltspflichten in Lieferketten »[4] ou « Projet de loi »).

L’intitulé de ce Projet de loi traduit la volonté de ne pas imposer aux entreprises des obligations aussi fortes que celles découlant d’un devoir de vigilance, synonyme de « surveillance ». Cet infléchissement sémantique est réaliste, car il est bien difficile pour une société donneuse d’ordre de vérifier les pratiques de fournisseurs et sous-traitants dont elle n’a pas le contrôle. Le terme « Sorgfalt » utilisé dans le texte allemand renvoie ainsi à l’idée moins exigeante de « préoccupation bienveillante et attentive ».

Du point de vue des objectifs, comme pour la loi française, le but est, sur la base d’une obligation de moyen et non pas de résultat, de responsabiliser les sociétés commerciales au respect des droits de l’homme et de l’environnement partout où elles opèrent dans le monde et tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Mais le Projet de loi a deux autres objectifs : la sécurité juridique (que n’assure pas la loi française) et le souci de remédier aux désavantages concurrentiels des sociétés qui sans attendre d’y être obligées consacrent déjà des moyens non négligeables à la gestion durable de leur chaîne d’approvisionnement.

Un champ d’application sensiblement plus précis et circonscrit dans le Projet de loi allemand

Le champ d’application et le périmètre du devoir de diligence raisonnable sont mieux précisés que dans la loi française de 2017 sous l’angle du périmètre des partenaires économiques et au regard du champ du devoir dont s’agit.

Le Projet de loi assujettit au devoir de diligence toute entreprise qui :
(i) a son siège social, principal établissement, siège administratif ou son siège statutaire en Allemagne ; et
(ii) emploie au moins 3 000 salariés ; seuil abaissé à 1 000 salariés à partir de 2024[5] (contre 5 000 ou 10 000 salariés dans la loi française).

Il en résulte qu’avant le 1er janvier 2024, la future loi concernerait 600 sociétés et après cette date, 2 891 sociétés[6], davantage que loi française par conséquent.

Le périmètre des partenaires économiques objets d’une diligence raisonnable est en revanche plus circonscrit. La loi française sur le devoir de vigilance inclut les fournisseurs et sous-traitants avec lesquels les sociétés assujetties entretiennent une « relation commerciale établie », notion appliquée en matière de rupture brutale des relations commerciales, mais sujette à interprétation. Le Projet de loi allemand est plus précis : si la chaîne d'approvisionnement comprend « toutes les étapes, dans le pays et à l'étranger, qui sont nécessaires à la production des produits et la fourniture des services, depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la livraison au client final »[7], ce ne sont en principe que les « fournisseurs directs », c’est-à-dire semble-t-il de premier rang qui sont concernés. Les « fournisseurs indirects », vraisemblablement les sous-traitants secondaires, ne doivent faire l’objet d’une diligence raisonnable que si la société a eu « connaissance de façon précise et étayée de violations des droits de l’homme commis »[8].

Autre différence importante : alors que la loi française vise sans précision la prévention des atteintes graves aux droits humains, sociaux et environnementaux, le Projet de loi énumère de façon limitative les violations possibles, soit notamment :
- l’interdiction du travail des enfants ;
- l’interdiction des pires formes de travail des enfants (esclavage, prostitution, trafic de drogues, travail dangereux pour la santé, sécurité ou morale des enfants) ;
- l’interdiction du travail forcé ;
- l’esclavage ;
- le non-respect de la réglementation nationale en matière de santé ou de sécurité ;
- l’interdiction de la discrimination ;
- l’interdiction de la retenue du salaire approprié ;
- l’interdiction de la contamination de la terre et de l’eau, de la pollution d’eau, des nuisances sonores, de la consommation excessive d’eau ;
- l’interdiction de l’éviction illégale et de la privation illégale de la terre, des forêts et de l’eau ;
- l’interdiction d’utiliser des forces de sécurité si le manque d’instruction et de contrôle par la société aboutit à la torture, au traitement dégradant, à la menace de la vie, à la violation du droit d’association ;
- l’interdiction d’utilisation de mercure ;
- l’interdiction de la production et de l’utilisation des produits chimiques interdits par le droit national ou la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants de 2001[9].

La loi française laisse aux sociétés assujetties le soin d’établir leur propre référentiel « normatif », qui dans la pratique des plans de vigilance est composé essentiellement de textes de la « soft law ». Même si un texte de ce genre ne peut apporter par nature une sécurité juridique maximum, le Projet de loi allemand renvoie quant à lui à des textes de « hard law », i.e. la loi nationale et les traités internationaux ratifiés par l’Allemagne (dont la liste figure en annexe du Projet de loi).

Une obligation annuelle de transparence conciliée avec la protection des secrets d’affaires

Le devoir de diligence raisonnable dans le Projet de loi est axé sur l’identification, la hiérarchisation et la gestion/prévention des risques, ce qui implique :
- la mise en place d'un système de gestion des risques ;
- la désignation des responsables au sein de la société de la gestion des risques;
- l’établissement d’une cartographie des risques ;
- la mise en place de mesures de prévention des risques et d’atténuation des violations énumérées ;
- la mise en place d’un dispositif d’alerte professionnelle accessible aux tiers ;
- la mise en œuvre de mesures de diligence spécifiques à certains fournisseurs indirectes dont il apparaît qu’ils ont commis certaines violations ;
- la documentation circonstanciée des mesures de diligence mises en place.

Le Projet de loi allemand prévoit enfin la publication sur le site Internet de la société d’un rapport annuel de diligence raisonnable reprenant ces rubriques en précisant au minimum :
- les risques de violation des droits de l’homme et de l’environnement identifiés ;
- les mesures de diligence raisonnable mises en place ;
- les mesures prises pour répondre aux signalements et les traiter ;
- l’évaluation de l’efficacité des mesures de diligence raisonnable ;
- les conclusions tirées de cette évaluation pour la mise en place de nouvelles mesures.

Comme le Conseil constitutionnel l’a rappelé dans sa décision sur la loi française sur le devoir de vigilance[10], le Projet de loi précise que l’entreprise ne peut être contrainte à publier des informations couvertes par le secret des affaires.

L’Autorité administrative dans le Projet de loi allemand v. le juge civil dans la loi française

Le rapport sur la diligence raisonnable doit être transmis à l’Office fédéral de l’économie et du contrôle des exportations (« Bundesamt für Wirschaft und Ausfuhrkontrolle » ou « Autorité »), l’équivalent entre ce que pourrait être la fusion entre la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et la Direction générale des douanes. Cette Autorité est ainsi chargée de veiller au respect du devoir de diligence raisonnable par les sociétés assujetties au lieu du juge civil investi au premier chef de ce rôle dans la loi française.

L’Autorité vérifie la conformité du contenu du rapport annuel aux exigences de la loi.

Elle peut agir de sa propre initiative ou sur plainte ; le plaignant devant apporter des précisions suffisantes sur la violation alléguée. Dans ce cas, l’Autorité peut effectuer un contrôle sur place, demander communication de tous documents, ordonner des mesures de remédiation ou toutes autres mesures de diligence raisonnable.

En cas de méconnaissance des obligations de diligence raisonnable, elle peut infliger des sanctions pécuniaires assorties à partir de certain montant d’amende (différent selon les manquements constatés) de l’exclusion des marchés publics ; étant précisé que cette peine complémentaire ne peut être prononcée que si l’amende administrative a été confirmée par un juge. Les amendes vont de 100 000 euros à 2% du chiffre d’affaires pour les sociétés dont le chiffre d’affaires dépasse 400 millions d’euros.

Le texte ne renvoie pas à la responsabilité civile de la société pour manquement au devoir de diligence raisonnable.

Il prévoit que si syndicats et organisations non gouvernementales (« ONG ») peuvent agir au nom et pour le compte des victimes d’un dommage directement causé par une société assujetti, c’est sous réserve de :
- l’existence d’un mandat préalable de la personne physique concernée ;
- l’existence d’un dommage direct causé par la société ;
- ce que l’ONG n’a pas été créé pour les besoins de la cause ou n’a pas une activité commerciale ;
- de l’antériorité de l’existence du syndicat ou de l’ONG (conditionnalité qui avait été refusé par rejet d’un amendement en ce sens lors des débats parlementaires sur la loi française relative au devoir de vigilance).

Vers un droit européen de la vigilance/diligence raisonnable

Compte tenu des différences significatives entre le Projet allemand et la loi française sur le devoir de vigilance, reste à savoir dans quelle direction ira le législateur européen lorsqu’il discutera d’une proposition législative sur le « devoir de diligence ».



[1] https://oeil.secure.europarl.europa.eu/oeil/popups/printsummary.pdf?id=1650632&l=en&t=D.
[2] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
[3] La loi sur les chaînes d’approvisionnement voit le jour (bundesregierung.de).
[4] Regierungsentwurf - Gesetz über die unternehmerischen Sorgfaltspflichten in Lieferketten (bmas.de).
[5] Article 1§1(1).
[6] https://www.bmas.de/DE/Service/Presse/Pressemitteilungen/2021/bundeskabinett-verabschiedet-sorgfaltspflichtengesetz.html.
[7] Article 1§2(6) (traduction libre).
[8] Article 1§9 (traduction libre).
[9] Article 1§2(2).
[10] Cons. Const., Décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017.