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Conférence du Club de la faculté de droit de Columbia à Paris sur l’héritage de Justice Ruth Bader Ginsburg

A l'occasion d'une conférence organisée le 18 décembre 2020, Noëlle Lenoir est intervenue sur l'héritage de Ruth Bader Ginsburg.

Ma première entrevue avec Ruth Bader Ginsburg et notre amitié de 27 ans

J’ai rencontré Justice Ginsburg pour la première fois en septembre 1993, soit un mois après sa nomination à la Cour Suprême et un an et demi après la mienne comme membre du Conseil constitutionnel. J’étais de passage à Washington et un rendez-vous avait été organisé pour moi avec le Lord Chief Justice Renquist. Mais on m’a fait savoir que j’étais invitée dans le bureau de Justice Ginsburg autour d’une tasse de thé. Notre premier échange fut captivant. Nous avons d’emblée évoqué la mission du juge, et spécialement du juge d’une cour suprême dont les décisions doivent servir de guide à la Nation. A l’époque le Conseil constitutionnel n’avait pas encore acquis pleine compétence en tant que juridiction, car il ne pouvait être saisi ni directement, ni même indirectement par les citoyens. Je me souviens que nous avons longuement parlé des problèmes juridiques concernant l’immigration et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Le Conseil constitutionnel en 1975 a joué un rôle pacificateur lorsqu’il a affirmé la constitutionnalité de la loi sur l’avortement [1]. Il l’a fait avec « self restraint », c’est-à-dire en sous-motivant sa décision de manière à ne pas attiser les divisions que suscite naturellement ce type de législation. Il me semble que cette approche a également prévalu récemment lorsque la Cour Suprême en décembre 2020 a rejeté à l’unanimité les recours que des Procureurs généraux du Texas et d’autres Etats avec 126 membres Républicains du Congrès avaient déposés dans le seul but de renverser les résultats électoraux ayant porté Joe Biden au pouvoir. Sagement, la Cour a refusé d’examiner les arguments au fond des requérants. 

J’ai aussi souvenir de mes rencontres avec Ruth à Nice où elle venait à l’Université à l’invitation d’une amie commune, Susan Tiefenbrun, professeur de droit, pour des échanges privilégiés avec des étudiants de toutes nationalités. Son séjour avait lieu dans la plus grande discrétion. Même si Justice Ginsburg était une icône, elle n’a jamais été addict aux media et elle n’en était que davantage respectée. A Nice, nous étions toutes les deux avec nos époux, et nous avons passé des moments extrêmement gais et sympathiques. Nous nous sommes vues très souvent à Paris lorsque j’étais au Conseil constitutionnel, mais aussi tout au long de ces dernières années. Je crois bien qu’elle a écumé presque tous les musées à Paris, notamment le Louvre. 

A Washington, elle m’a emmenée avec elle diner chez ses amis. J’ai été frappée par sa simplicité et son attention aux autres, ce qui rendait ces moments parfaitement détendus. Sans parler des diners qu’elle organisait chez elle à Watergate avec certains de ses collègues de la Cour et qui m’ont permis de goûter les plats délicieux de son époux Martin servis par lui en personne. Cela nous rapprochait encore davantage car mon époux est également excellent cuisinier, et je suis aussi incompétente que Ruth l’était en cuisine. Cela ne nous a pas empêché de contribuer au « Cookbook »[2] publié à l’initiative de Judge Margaret Mc Keown, pour le centenaire du 19ème amendement de la Constitution américaine sur le droit de vote des femmes ! 

Je me souviens avant tout de l’interview que j’ai faite en 1998 des deux seules femmes membres de la Cour Suprême à l’époque, lors du passage à Paris d’une délégation officielle de la Cour. Il s’agissait de Sandra O’Connor, nommée par le Président Reagan en 1981 et de Ruth Ginsburg nommée par le Président Clinton 12 ans après. L’interview est publiée dans les Cahiers du Conseil constitutionnel. Je puis témoigner de la complicité qui transparaissait entre les deux juges. Et aussi de leur sens de l’humour. Quand je leur ai demandé ce qui avait le plus fondamentalement changé de par l’arrivée de femmes parmi les juges de la Cour Suprême, elles m’ont répondu : l’installation de toilettes pour femmes… Je peux aussi dire pour avoir souvent échangé avec l’une et l’autre que Ruth Ginsburg comme Sandra O’Connor n’avait pas de vues extrêmes, mais étaient en réalité modérées, au moins d’après les standards français. 

Le féminisme de Ruth Bader Ginsburg comme un pont entre les cultures française et américaine 

Chacun sait que jusqu’à la période récente, l’approche française du féminisme faisait presque figure d’exception, et en tous les cas tranchait avec le discours radical de certaines féministes américaines. Il n’y avait pas de guerre déclarée entre les hommes et les femmes et faire la cour à une femme – comme à un homme – n’était pas considéré comme un péché. Le harassement sexuel n’a été sanctionné par la loi que relativement tardivement en France. Par contraste, aux Etats-Unis, le premier cas de harcèlement sexuel remonte semble-t-il à 1976 et le problème a pris une dimension nationale lorsqu’Anita Hill, professeur de droit et ancienne collègue de Clarence Thomas, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, s’est élevée contre sa nomination en dénonçant son attitude inappropriée vis-à-vis des femmes. Justice Ginsburg a soutenu vigoureusement le mouvement Me-Too, tandis que je suis plus préoccupée de certains de ses excès. 

Mais de manière générale, nous avons toutes les deux toujours considéré que la lutte pour le droit des femmes était le mouvement social le plus important du 20ème et du 21ème siècles. Nous étions aussi d’accord pour considérer qu’il reste encore du chemin à faire pour une réelle égalité entre hommes et femmes et éliminer tous les préjugés à l’encontre des femmes. Mais l’égalité ne doit pas jouer à sens unique. Aussi j’ai apprécié la stratégie judiciaire de Ruth Ginsburg qui s’est attachée à défendre, non seulement des femmes, mais aussi des hommes victimes de discrimination. Elle l’a fait par exemple en 1976 en défendant un jeune veuf qui s’était vu refuser le versement d’une pension de réversion par la sécurité sociale. La Cour à l’unanimité a censuré cette loi injuste. En cela, la vision de l’égalité de Justice Ginsburg rejoint l’approche universaliste française. 

Cela dit, la France a aussi adopté à l’Américaine la formule de la discrimination positive, et je m’en félicite, notamment pour ce qui concerne la sphère politique. La représentation nationale ou locale des citoyens doit refléter la diversité de la société. Sans cela, c’est sa légitimité qui est en cause. 

Cour Suprême et Conseil constitutionnel dans leur mission de défense de la démocratie 

Contrairement à la Cour Suprême dont les pouvoirs sont gravés dans le marbre de la Constitution américaine depuis 200 ans, le Conseil constitutionnel n’a acquis que progressivement le statut de cour à part entière. Selon le Général de Gaulle à qui l’on doit la création du Conseil en 1958, il ne devait pas s’agir d’une cour, mais plutôt d’une instance chargée de « rationaliser » le parlementarisme, en bridant les pouvoirs de parlementaires qui n’avaient cessé d’entretenir une instabilité gouvernementale systémique tout au long de la 3ème et de la 4ème Républiques. De Gaulle avait certainement également à l’esprit l’effondrement de 1940 lorsque la Chambre des députés, celle-là même qui avait voté pour le gouvernement de Léon Blum, a donné (à l’exception notable de 88 députés courageux et démocrates) les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain ouvrant la voie à la « Révolution Nationale », c’est à dire la collaboration, le fascisme et l’antisémitisme d’Etat. 

Le Conseil constitutionnel s’est mué en une véritable cour suprême par étapes : d’abord en 1971 en s’affirmant compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois par rapport à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[3], puis en 1974 lorsque Valéry Giscard d’Estaing a ouvert le droit de le saisir à un minorité de 60 députés ou sénateurs[4], et enfin, lorsqu’en 2008 Nicolas Sarkozy a promu une réforme constitutionnelle instituant la « question prioritaire de constitutionnalité »[5]. Ce fut pour le Conseil une nouvelle naissance. 

Pour moi, le Conseil constitutionnel comme la Cour Suprême des Etats-Unis, ont avant tout vocation à être des remparts de la démocratie. Cette mission est d’une brûlante actualité à l’heure où celle-ci est violemment attaquée par des ultras de gauche comme de droite. Ruth Ginsburg avait parfaitement conscience des enjeux et du fait que les juges ont pour mission à l’ère des réseaux sociaux de rendre la démocratie durable. J’ai été impressionnée de voir comment elle et son collègue Stephen Breyer étaient curieux de mieux connaître la jurisprudence d’autres cours, notamment la Cour française et ses homologues au niveau européen, ainsi que les Cours européennes à Strasbourg et Luxembourg. Cette curiosité est en effet loin d’être commune de la part de juges américains. 

Pourquoi il est si important que le juge électoral n’interfère pas dans les débats politiques 

Le Conseil constitutionnel est juge des élections et du financement des campagnes électorales à deux niveaux : parlementaire et présidentiel. Mais il n’a jamais été confronté aux dilemmes auxquels la Cour Suprême des Etats-Unis a récemment eu à faire face mettant en cause la crédibilité même du système électoral américain. 

A chaque fois qu’il l’a fallu, Ruth Ginsburg a fait le bon choix. Par exemple, dans l’affaire Bush v. Gore[6] en 2000, alors que la Cour Suprême décidait d’arrêter le décompte des votes en Floride, elle a rédigé une opinion dissidente contestant l’affirmation de la Cour suivant un tel décompte serait impraticable et soulignant qu’il n’appartenait pas à la Cour de se substituer aux électeurs dans leur choix du Président des Etats-Unis. En 2010, lorsque dans l’affaire Citizens United v Federal Election Commission[7], la Cour Suprême a levé toute restriction au financement par les lobbies des campagnes électorales, elle a aussi voté contre. Enfin, et c’est sans doute la décision la plus importante sur laquelle elle s’est exprimée, il faut citer son opinion dissidente dans l’affaire du Voting Rights Act en 2013[8]. En censurant en effet les dispositions de cette loi soumettant à un contrôle par le Congrès les lois fixant les conditions de l’exercice du droit de vote dans les Etats, la Cour Suprême a permis l’élimination par des majorités républicaines de listes entières d’électeurs, notamment dans la minorité Afro-Américaine. Tout en reprenant les mots de Martin Luther King, Ruth Ginsburg a exprimé d’une manière visionnaire ce qui est au cœur aujourd’hui de l’avenir de la démocratie américaine. Et c’est pourquoi elle est entrée et restera dans l’Histoire. 



[1] Conseil constitutionnel, Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 portant sur la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse. 
[2] American Bar Association, The Nineteenth Amendment
Centennial Cookbook: 100 Recipes for 100 Years
, 2020. 
[3] Conseil constitutionnel, Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 portant sur la loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association. 
[4] Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l'article 61 de la Constitution.
[5] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
[6] Bush v. Gore, 531 U.S. 98 (2000).
[7] Citizens United v. Federal Election Commission, 558 U.S. 310 (2010). 
[8] Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013)